Edvard Munch

Edvard Munch

Il n'existe aucun témoignage attestant que Rodin et Edvard Munch, le plus important peintre et graveur norvégien de sa génération (1863-1944) se soient un jour rencontrés. Pourtant l'œuvre du premier a notablement marqué celle du second, et le musée Rodin est toujours, aujourd'hui, le seul musée français à posséder un tableau de Munch. À celui-ci, intitulé Le Penseur de Rodin dans le parc du Docteur Linde à Lübeck, peint au printemps 1907, et acquis par le musée en 1981, s'ajoute une eau-forte gravée à Berlin en 1902, acquise en 1985. L'histoire de ce tableau, que Rodin n'eut jamais en sa possession, et qu'il ne vit probablement jamais, reflète cependant la façon dont l'importance et l'influence du sculpteur ont été ressenties dans les pays d'Europe du Nord et, singulièrement, dans l'œuvre de Munch.

Le Penseur de Rodin dans le parc du Docteur Linde à Lübeck, 1907, [P.7612] Crédits photo : © ADAGP, Paris, 2012

PREMIERS CONTACTS AVEC L'ŒUVRE DE RODIN

Lorsqu'en 1885, le jeune Munch effectue son premier séjour à Paris, pour une durée de trois semaines, il visite consciencieusement le Louvre et le Salon. Il voit également, au musée du Luxembourg, les bronzes de L'Âge d'airain et du Saint Jean Baptiste. Rodin, qui en est alors à la première phase d'élaboration des Bourgeois de Calais, n'est pas encore l'artiste internationalement reconnu qu'il sera quelques années plus tard.

En 1888, Copenhague accueille une grande exposition d'art français, qui rassemble un nombre important d'artistes, parmi lesquels Delacroix, Courbet, Millet, Manet, Bastien-Lepage, Puvis de Chavannes, Monet, Sisley, Pissarro et Raffaëlli. Rodin figure dans la section « sculpture », avec un plâtre du Penseur. Nul doute que Munch, visiteur de l'exposition, ait été enthousiasmé par cette œuvre, dont la revue Kunstbladet fait l'éloge, sous la plume d'un certain Pictor : cette « petite statue en plâtre, sans prétention » est « l'une des plus belles œuvres de l'exposition française ». Elle « porte en elle un souffle de la puissance de Michel-Ange sans en être jamais la pâle copie : cet homme penché en avant, puissant, qui songe, torturé est un vrai fils du XIXe siècle... » (Kunstbladet, Copenhague, 1888, n°20/22, p.248. Cité dans Munch et la France, p. 54).

Le Penseur, moyen modèle, plâtre patiné [S.2840]

À l'automne 1889, Munch revient à Paris, où il suit les cours dans l'atelier de Léon Bonnat jusqu'en janvier 1890. Rodin commence alors à connaître la gloire. La Porte de l'Enfer, si elle reste inachevée, est prête dans sa conception générale. Une reproduction lithographique de la partie centrale supérieure, montrant le Penseur entouré des âmes damnées, est parue dans la revue L'Art Français (4 février 1888). Le plâtre inachevé de la Porte, ainsi que le Penseur, sont par ailleurs visibles dans l'atelier que l'État a attribué à Rodin, rue de l'Université. Ces œuvres produisent une forte impression sur beaucoup de jeunes artistes, notamment originaires des pays germaniques et scandinaves, comme le sculpteur Max Klinger, qui commence son Beethoven en 1886, et le sculpteur norvégien Vigeland, très marqué par l'influence de Rodin, dont il ne cesse de faire l'éloge, en particulier auprès de son ami Edvard Munch.

Les multiples séjours, plus ou moins longs, que Munch fait à Paris dans les années 1890, puis entre 1903 et 1926, sont autant d'occasions de voir ou de revoir les œuvres de Rodin — à défaut de rencontrer le maître.

Un épisode de la carrière de Munch révèle d'ailleurs une sorte de rendez-vous manqué avec Rodin. En 1899, l'historien de l'art Julius Meier-Graefe (co-fondateur de la revue Pan à Berlin en 1895), soucieux de promouvoir l'œuvre de Munch auprès du public français, lui demande de participer à un album de gravures originales édité par sa galerie la Maison Moderne. Toutefois, l'épreuve d'essai que l'artiste envoie, un bois gravé intitulé L'Île ou Paysage marin, ne convient pas : d'un haut degré d'abstraction, elle risque de n'être pas comprise par le public. Malgré l'insistance de l'éditeur, Munch, qui commence alors à souffrir de problèmes de santé, ne livre aucune autre estampe. Ironie du sort : il ne figure donc pas dans l'album destiné à promouvoir son œuvre aux côtés de celles de Behrens, Bonnard, Brangwyn, Carrière, Degas, Denis, Gauguin, Liebermann, Minne, Müller, Renoir, Stremel, Toorop, Toulouse-Lautrec, Vallotton, Van Gogh, Van Rysselberghe, Vuillard, Zuloaga — et Rodin.


La collection du docteur Linde

Le Docteur Max Linde, ophtalmologue allemand, collectionneur de tableaux de Monet, Degas, Manet, Whistler, devenu l'ami de Munch vers 1902, joue un rôle central dans la relation du peintre avec l'œuvre de Rodin.

Ayant fait l'acquisition, à Berlin en 1898, d'une Jeune fille avec enfant (qui correspond en réalité à Frère et sœur (vers 1890), Linde entame une correspondance avec Rodin après l'exposition de 1900 au Pavillon de l'Alma (ses lettres sont conservées au Musée Rodin. Il achète, souvent directement auprès de l'artiste, plusieurs de ses œuvres (L'Âge d'airain, Ève, Crête et vague, La Danaïde, Fugit Amor, les Néréïdes, L'Éternel Printemps, l'Emprise, le Masque de l'Homme au nez cassé, la Faunesse), dont certaines sont installées dans le parc à la française de sa maison de Lübeck.

Frère et Sœur, Auguste Rodin, vers 1890, bronze [S.975]

En 1902, ravi par ses achats, Linde offre à Rodin deux estampes japonaises de Kitawaga Utamaro. L'année suivante, Linde, qui souhaite installer une pièce maîtresse dans son parc, apprend que Rodin fait agrandir Le Penseur. Son choix est fait : « Ce Penseur, écrit-il à Rodin, situé dans la solitude, abrité par des arbres centenaires, sera d'un admirable effet. Vous l'aviez projeté sur votre Porte de l'Enfer comme principe qui s'élève sur les passions humaines. Aussi il pourra être pensé comme ce que l'artiste oppose à l'univers... l'homo sapiens en contraste avec la nature et la vie végétative. »

Fondu en 1903 spécialement pour Linde, le bronze du Penseur est d'abord exposé à Leipzig en 1904, puis à Berlin au tout début de 1905, avant d'être finalement installé chez Linde à Lübeck.

Indépendamment du fait que Munch ait vraisemblablement pu voir des reproductions du Penseur, ou des tirages en bronze exposés à Paris, il a pu approcher cette œuvre de façon répétée grâce au Dr Linde, avec qui il se lie d'amitié vers 1902 (la collection de Linde a été dispersée après sa faillite en 1923. Son Penseur se trouve aujourd'hui aux Etats-Unis, à Detroit).

Munch, qui en 1902 s'est inspiré de la Faunesse pour la gravure qui se trouve dans les collections du musée, peint en 1906 une première œuvre, aux couleurs vives et de facture très libre, représentant le parc de la maison de Linde (Park i Kösen, Kunsthistorisches Museum de Vienne). La silhouette du Penseur apparaît à l'arrière-plan, derrière le rond-point du jardin. L'année suivante, au printemps, Munch reprend ce sujet dans le tableau qui se trouve aujourd'hui dans les collections du musée. Dans cette version, fort différente de la première, le Penseur occupe le premier plan de la composition, tandis que l'on devine, à l'arrière-plan, la famille Linde réunie dans le parc. La palette est colorée et lumineuse ; le cerne sinueux et puissant qui entoure la figure du Penseur contraste avec le traitement de la végétation au second plan, caractérisé par des touches étirées et entrecroisées de manière orthogonale, et celui des figures de l'arrière-plan rapidement esquissées par taches de couleurs vives.

Nu masculin au cœur de la nature, le Penseur entre en résonnance avec les principes élémentaires de la philosophie vitaliste qui, avec les écrits de Nietzsche, se diffuse en Europe du Nord autour de 1900 et nourrit l'œuvre de Munch qui le cite parmi les artistes et intellectuels de son panthéon personnel (aux côtés d'Arnold Böcklin, Max Klinger, Hans Thoma, et Richard Wagner), et peint en 1906 un Portrait allégorique de Friedrich Nietzsche (Thielska Galleriet, Stockholm).


UNE SOURCE D'INSPIRATION

En 1903, Linde envoie à Rodin une petite brochure qu'il a consacrée à Munch (Edvard Munch und die Kunst der Zukunft, 1902) : celle-ci a pour thème principal la comparaison entre Munch et Rodin. Rodin n'a jamais fait savoir s'il s'intéressait ou non à l'œuvre de Munch. Sa collection de peintures montre qu'il appréciait plutôt l'œuvre, de tendance plus impressionniste qu'expressionniste, d'autres artistes des pays scandinaves : y figurent en effet deux tableaux de Fritz Thaulow, ainsi qu'une toile de Karl-Edvard Diriks, cousin de Munch, et l'un de ses « promoteurs » auprès de la critique et des artistes français (Pin au bord de la mer).

Pin au bord de la mer, Karl-Edvard Diriks [P.7291]

Linde a bien pressenti à quel point l'œuvre de Munch est traversée par l'influence de Rodin, dont témoigne de nombreux emprunts de figures et de sujets: le Baiser apparaît ainsi dans une peinture de 1892 (Oslo, Nasjonalgalleriet), une autre toile de 1897 (Le Baiser, 1897 ; Oslo, Munch Museet) et une gravure sur bois, en couleurs, intitulée Rencontre dans l'espace (1898-1899 ; Oslo, Munch Museet, cat. n°136). Ce thème figure aussi parmi les illustrations de Munch pour une édition des Fleurs du Mal de Baudelaire (Rodin a lui aussi illustré une version du recueil de Baudelaire en 1887-88).

Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire, Auguste Rodin [D.7174]

On observe une reprise de la figure de l'homme avec un bras levé, inspirée de L'Âge d'airain, dans un tableau intitulé Métabolisme, 1899-1903 (Oslo, Munch Museet). Le motif de l'homme assis la tête appuyée sur la main apparaît dans de nombreuses œuvres traitant du thème de la méditation : La nuit (1890, Oslo, Nasjonalgalleriet), Mélancolie - le soir (1891, coll. part.), Mélancolie (1892, Oslo, Nasjonalgalleriet), ainsi qu'une gravure du même titre (1896, Oslo, Munch Museet). Dans ces œuvres, le Penseur se combine au souvenir d'autres figures de la méditation : la Mélancolie de Dürer, le Polyphème de Füssli, ou le père affligé dans Le radeau de la Méduse de Géricault. Le motif de l'homme en méditation apparaît aussi dans plusieurs tableaux : La nuit (1890, Oslo, Nasjonalgalleriet), Mélancolie - le soir (1891, coll. part.), Mélancolie (Le bateau jaune) (1892, Oslo, Nasjonalgalleriet), ainsi qu'une gravure du même titre (1896, Oslo, Munch Museet).

Hormis une gravure sur bois et un lavis exécutés d'après la Faunesse appartenant à Linde (qui, en plus des photographies reproduisant les œuvres de Rodin, a servi à illustrer un article de Emil Heilbuts sur la collection de Linde paru en 1904 dans la revue berlinoise Kunst und Künstler), Le Penseur de Rodin dans le parc du Docteur Linde à Lübeck est le seul exemple de peinture de Munch ayant exclusivement pour sujet une sculpture. À lui seul, ce tableau témoigne de la forte influence sur l'œuvre de Munch de la Porte de l'Enfer, avec laquelle on trouve des correspondances frappantes dans le cycle ambitieux (et inachevé) intitulé Alpha et Omega (1908-1909), et en particulier dans La Montagne des hommes (1909, Munch Museet, Oslo). Autour de la porte d'entrée de son atelier à Ekely, le peintre disposait par ailleurs ses tableaux à thèmes symboliques, et il appelait cet encadrement « ma porte de l'enfer ».

Le Penseur de Rodin dans le parc du Docteur Linde à Lübeck témoigne de la relation constante de Munch à l'œuvre de Rodin. En effet, l'œuvre est restée longtemps dans l'atelier sans jamais être exposée, et Linde lui-même semble ne pas avoir été au courant de l'existence de ce tableau représentant pourtant l'une des sculptures de sa collection. À l'évidence, Munch l'a d'abord peint pour son propre compte, comme un élément de son panthéon personnel, concentrant en une seule figure quelques uns des grands thèmes de l'inspiration que Munch a puisée chez Rodin : puissance du symbolisme, vitalisme existentiel et inquiétude face à la mort.