Mécènes, commanditaires et collectionneurs de Rodin

Mécènes, commanditaires et collectionneurs de Rodin

Si les compétences de Rodin en tant que praticien au service d’autres sculpteurs sont très tôt reconnues par la profession, tout comme le sont ses qualités en tant qu’artiste par ses proches et ses amis artistes, son œuvre sculptée demeure toutefois méconnue avant les années 1870, date à laquelle éclate la polémique de L’Âge d’airain - le premier de la carrière de Rodin.

Dans le cas de Rodin, il faut d’abord signaler l’importance, dès ses débuts, du rôle d’amis, artistes ou admirateurs de son œuvre. S’ils ne peuvent pas à proprement parler être qualifiés de mécènes, ils ont néanmoins contribué à la reconnaissance et la promotion de l’œuvre de Rodin, par leurs échanges intellectuels avec le sculpteur et la mise en relation de ce dernier avec leurs propres cercles de relations. Il n’est toutefois guère étonnant que les principaux soutiens de Rodin n’apparaissent qu’avec la reconnaissance que lui octroie L’Àge d’airain en 1877, et qu’ils soient de plus en plus nombreux et influents au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle. Parmi ces soutiens, mentionnons ici sa maîtresse la Duchesse de Choiseul, la jeune Hélène de Nostitz, avec qui il entretient une importante correspondance, Lady Sackville-West, Judith Cladel, qui écrit une biographie de l’artiste... À ces femmes qui constituent l’entourage de Rodin au cours des dernières années de sa vie, et dont plusieurs serviront de modèles pour des portraits en buste, s’ajoute Etienne Clémentel, Ministre du commerce dont le portrait daté de 1916 est l’un des derniers exécutés par Rodin : Clémentel devient l’un des trois exécuteurs testamentaires du sculpteur, et contribue énergiquement à la création du Musée.


Outre les amis personnels de l’artiste, les soutiens dont il bénéficie sont de différentes natures : on y compte des mécènes, des commanditaires, et des collectionneurs. Les moyens grâce auxquels les uns et les autres apportent leur soutien sont également de natures différentes.

Le collectionneur fait l’acquisition d’une ou plusieurs œuvres, dont le montant de la vente constitue une forme de soutien matériel à l’artiste. Concernant Rodin, et même si l’on met de côté les acheteurs des petits groupes en terre cuite qu’il réalise au début des années 1870 afin d’améliorer ses revenus tandis qu’il travaille en Belgique aux commandes monumentales de l’atelier de Carrier-Belleuse, la liste des collectionneurs de Rodin, à partir de la décennie suivante, ne cessera de s’allonger jusqu’au début du XXe siècle.

Le terme de commanditaire s’applique à celui ou ceux qui passent commande d’une œuvre auprès de l’artiste. Il peut être une personne privée, et dans ce cas il s’agit généralement d’un collectionneur intervient pour créer les conditions de possibilité de la réalisation d’une œuvre en particulier — c’est-à-dire qu’il joue un rôle de "producteur" de l’œuvre en question destinée à rejoindre sa collection. Le commanditaire peut également être un groupe de personnes représentatif d’un ordre ou d’une corporation (comme la Société des Gens de Lettres, à l’origine de la commande du Monument à Balzac) ; il peut enfin s’agir d’une collectivité publique (une municipalité dans le cas du Monument aux Bourgeois de Calais, l’État dans celui de la Porte de l’Enfer).

Le mécène joue un rôle encore différent : il s’agit d’une personne privée qui vient en soutien d’un artiste, en mettant à sa disposition les moyens financiers qui servent à amplifier la reconnaissance publique de son œuvre : en finançant une exposition par exemple (comme celle du Pavillon de l’Alma en 1900), ou encore en faisant l’acquisition d’une pièce donnée ensuite à l’État (comme c’est le cas d’un grand tirage en bronze de L’homme qui marche destiné à l’ambassade de France à Rome).
 

MAURICE FENAILLE, COLLECTIONNEUR ET MÉCÈNE

À partir des années 1880, le soutien de mécènes permet à Rodin de poursuivre son œuvre de sculpture décorative monumentale tout en développant vraiment la singularité de son langage plastique. Toutefois, la notoriété arrivant, Rodin réalise moins de programmes décoratifs, mais ses contributions y sont aussi d’une autre nature : il est passé du statut de simple praticien à celui d’artiste travaillant pour son propre compte.

L’un des plus importants mécènes de Rodin est certainement Maurice Fenaille (1855-1937), patron d’industrie ayant bâti sa fortune dans le domaine de la pétrochimie, amateur d’art, collectionneur, philantrope. Entre 1885 et la fin des années 1890, Fenaille formule plusieurs commandes à Rodin. Ce dernier l’a rencontré vers le milieu des années 1880 par l’intermédiaire de son ami le peintre Jules Bastien-Lepage, dont le frère Émile se trouve être l’architecte de la villa que Fenaille fait alors bâtir à Neuilly. En 1885 Fenaille passe commande auprès de Rodin pour la réalisation d’œuvres décoratives destinées à être intégrées à l’architecture de la villa. Un groupe d’enfants vient orner la rampe de l’escalier, tandis que d’autres groupes prennent place dans divers endroits de la villa : Les Gardiens du nom et La Sirène constituent le décor de l’entrée, tandis que Les Baigneuses agrémentent les abords de la piscine.

Fenaille se lie bientôt d’amitié avec Rodin, dont il acquiert plusieurs œuvres, notamment Psyché-Printemps, également connue sous les titres Nymphe surprise ou La source (1885), un marbre de 1911 représentant Les Bénédictions (Les Gloires ou L’envolée ou Les Victoires, 1896). En 1898, alors que le sculpteur est la cible de virulentes critiques pour son Balzac, Fenaille lui témoigne son soutien en lui passant commande du portrait de son épouse Marie. Rodin réalise ainsi plusieurs portrait et bustes : notamment Madame Fenaille, un portrait en buste réalisé vers 1900 et Marie Fenaille, la tête appuyée sur la main (1909). En juin 1904, lors de la souscription pour l’installation du Penseur dans un lieu public à Paris, Fenaille fait partie des plus importants contributeurs, puisqu’il donne deux mille francs de l’époque - la souscription recueillera finalement un peu plus de cinq mille francs.

En 1897, il finance aussi la publication, à destination des bibliophiles, des 125 exemplaires numérotés d’un album intitulé Les dessins d’Auguste Rodin, dit aussi « Album Goupil » ou « Album Fenaille ». Celui-ci, préfacé par Octave Mirbeau, réunit les fac-similés en photogravure de quelques 142 dessins au lavis de Rodin, pour la plupart inspirés de L’Enfer de Dante, et dont plusieurs appartiennent à Fenaille. Toujours dans le domaine de la bibliophilie, Fenaille contribue en 1931 à l’acquisition de l’exemplaire des Fleurs du Mal ayant appartenu à l’éditeur Paul Gallimard et que Rodin a illustré en 1887. Il multiplie également les initiatives pour faire connaître les dessins de Rodin et les faire entrer dans les collections des bibliothèques, comme celle de Lyon (dont les les dessins figurent aujourd’hui dans les collections du Musée des Beaux-Arts de la ville), et des musées comme le Musée des Arts Décoratifs, et le Musée Rodin auquel il fait don de plusieurs dessins au cours des années 1920-30. Maurice Fenaille est ainsi l’une des figures importantes dans l’histoire de la constitution de l’actuelle collection du Musée Rodin.
 

UN RÉSEAU INFLUENT

Un autre important collectionneur et mécène de Rodin est le baron Joseph Vitta. En 1892, le père de ce dernier, le baron Jonas Vitta, lance la construction de sa villa La Sapinière à Évian. Bâtie selon les plans de Formigé, elle est achevée en 1896. À la mort de Vitta en juin 1892, c’est son fils Joseph qui prend en charge la poursuite de ce projet. Durant les années 1890, il passe ainsi commande d’un ensemble de mobilier, d’objets décoratifs et de décors peints et sculptés auprès de plusieurs artistes de renom : Alexandre Falguière, Albert Besnard, Félix Bracquemond, Alexandre Charpentier, Jules Chéret. En 1899, Rodin est chargé de la réalisation de deux jardinières sculptées et de deux tympans en relief destinés à orner le vestibule de la villa, et achevés en 1904. Cette même année, le baron Vitta participe lui aussi à hauteur de deux mille francs à la souscription levée pour l’installation du Penseur à Paris.

En 1900, Rodin organise, en marge de l’Exposition Universelle parisienne, une exposition personnelle dans un pavillon construit spécialement sur un terrain situé Place de l’Alma. Face à l’ampleur de ce projet, Rodin comprend vite qu’il lui est indispensable de trouver des moyens financiers, et s’associe à Louis Dorizon, Président de la Société Générale, Johanny Peytel, Directeur du Crédit Algérien, et Albert Kahn, lui aussi banquier. Tous amis de Rodin et amateurs de son œuvre, ils financent l’exposition à hauteur de vingt mille francs chacun. Rodin avance quant à lui quinze mille francs. Le contrat stipule qu’il doit recevoir cinquante pour cent des bénéfices des ventes de billets, de photographies et d’œuvres - les banquiers se partageant trente-cinq pour cent, et les quinze pour cent restant revenant à Eugène Druet, qui s’occupe de la gestion de l’exposition pendant toute la durée de son ouverture au public.

Albert Kahn et Johanny Peytel sont avant tout de grands admirateurs de l’œuvre de Rodin : Kahn a fait l’acquisition d’une version en marbre des Zéphyrs en 1895-96 ; en juillet 1897, c’est lui qui invite Rodin sur l’Orient-Express, afin de se rendre au Festival de Bayreuth et y écouter Parsifal de Wagner ; en 1899, il fait partie des soutiens de Rodin lors du scandale du Balzac. En 1900, c’est par l’intermédiaire de Peytel que la conception et la construction du pavillon sont confiées aux architectes Alexandre Marcel et Louis Sortais — ce dernier est cousin par alliance du banquier. C’est encore grâce à Peytel que Rodin parvient à renouveler dans l’anonymat les versements réguliers - entre deux cent et cinq cent francs - qu’il effectue pour Camille Claudel à chaque fin de mois, après leur brouille définitive et jusqu’à l’internement de l’artiste en 1913.


D’autres mécènes s’associent pour contribuer au rayonnement international de l’œuvre de Rodin. Un cas exemplaire est fourni par l’association de Victor de Goloubeff (un riche aristocrate et archéologue amateur) et Léon Grunbaum (banquier) qui, avec Fenaille et Peytel, achètent en 1911 le premier exemplaire en bronze de la grande version de L’Homme qui marche pour l’offrir à l’État français, et fêter le cinquantenaire de la proclamation du royaume d’Italie. Le bronze doit en effet être installé dans la cour du Palais Farnèse à Rome, que la France vient de louer pour en faire son ambassade à Rome. Après avoir été déposé au Musée des Beaux-Arts de Lyon en 1923, cet exemplaire intègre en 1986 les collections du Musée d’Orsay, où il se trouve toujours.